Le prêt à penser dans la presse à grand tirage, un exemple parlant.



Dans un article intitulé « Russie-Occident, : les nouveaux rapports de force » (Le Figaro, mardi 26 août 2008), Isabelle Facon, spécialiste des questions de défense russe à la Fondation pour la Recherche Stratégique à Paris nous offre un exemple intéressant de ce que peut être le discours d’un ou d’une spécialiste sur des questions d’actualités. La géopolitique n’est peut-être pas totalement un science, elle n’est pas exactement une mécanique des fluides ou une thermodynamique mais, on doit tout de même attendre d’un ou d’une spécialiste que son discours ressemble le plus possible – puisqu’on parle de rapports de force – à un discours relevant des sciences physiques. Lorsqu’en sciences physiques on fait une expérience au cours de laquelle on est amené à comparer des débits ou des pressions entre différents fluides, on ne s’attend pas à ce que le commentateur de l’expérience prenne parti pour le fluide A ou le fluide B. On jugerait très extravagant qu’un scientifique adopte une posture « idéologique » par rapport à une expérience ayant pour but de révéler les propriétés intrinsèques de la matière. Or, la géopolitique révèle les propriétés intrinsèques des États, indépendamment de l’idéologie des personnages, petits ou grands, qui se trouvent à leur tête à un moment donné.
A la lecture de l’article d’Isabelle Facon, on est surpris de la manière dont le discours est élaboré et notre surprise s’accroît lorsqu’on décide de prêter une attention soutenue au vocabulaire choisi par l’auteur. En effet, ce texte est porteur de nombreuses prises de positions implicites et nous avons choisi de nous livrer à une explicitation de son contenu inavoué. Dans le paragraphe qui suit, les passages entre guillemets sont tirés de l’article du Figaro :
Lors des derniers événements en Géorgie, les Russes, « amers au souvenir des années 90 » et porteurs d’un « discours vindicatif » devant les succès de l’OTAN en Europe de l’Est, ont « tenté de faire une opportunité stratégique (…) d’un faux pas fatal du président géorgien Saakachvili. » En effet, les Russes ont « des revendications de puissance », et pratiquent une « diplomatie de l’énergie aux accents pour le moins musclés » parce qu’ils ont de l’ « ambition ». Ils ont donc profité de la brèche ouverte par la président Saakachvili le 7 août 2008, lorsqu’il a décrété l’offensive contre Tskhinvali, la capitale d’Ossétie du Sud. Depuis, les rapports avec l’Occident ont changé – d’où le titre de l’article – et la Russie cherche à « peser fortement dans le jeu international ». En témoignent « l’excès de ses opérations militaires et la lenteur avec laquelle elle retire ses troupes du territoire géorgien au mépris des exhortations répétées de l’OTAN. » L’excès est d’autant plus flagrant pour Isabelle Facon que « l’espace post-soviétique n’est qu’un théâtre parmi d’autres. » Pour conclure, « il est affligeant que la Géorgie, si volontaire dans son effort de rapprochement avec l’Europe, en fasse si cruellement et durablement les frais. » Suivent les conseils que l’auteur donne aux intéressés.
Comment le lecteur d’un tel article va-t-il se figurer les acteurs de ce « jeu » qui se joue sur ce « théâtre parmi d’autres », c’est-à-dire un théâtre somme toute assez provincial ?
Les Russes : Ils sont amers, vindicatifs, opportunistes, ambitieux, excessifs, musclés, pesants, méprisants, d’une mauvaise volonté qui frise la provocation (cf : leur «lenteur»).
Le président Saakachvili : il est volontaire (comme la Géorgie qu’il incarne), il fait des efforts (comme la Géorgie qu’il incarne bis), malheureusement il est maladroit, il a fait un faux pas, un seul, et la punition qu’il a reçue est injuste, cruelle, excessive et durable.
Les Occidentaux : Ils exhortent, c’est-à-dire qu’ils encouragent par des paroles. On exhorte à faire ce qui est juste et ce qui est bien. Les Occidentaux sont la voix et la voie de la raison. Ils sont mesurés dans leurs jugements. Ils ignorent l’excès.
Voici donc l’article d’Isabelle Facon mis à nu quant aux choix lexicaux et aux représentations que ces choix font naître dans l’esprit du lecteur.
Examinons maintenant quelques affirmations : 
Il est dit dans l’article que le président Saakachvili a ouvert le cycle des révolutions colorées.
Les révolutions colorées sont des insurrections très médiatisées qui ont eu le soutien – au moins moral et médiatique – des Occidentaux. L’Open Society Institute de George Soros entretient des liens avec les pays qui sont passés par le tamis de ces révolutions – liens qui attendent que des chercheurs entreprennent une exploration sérieuse de leur nature et de leurs modalités. Ces révolutions colorées n’ont d’ailleurs pas débuté en Géorgie mais en Serbie avec le groupe OTPOR qui a ensuite agi en Géorgie – où a été créé le mouvement KMARA – et en Ukraine – où a agi le mouvement PORA – afin de favoriser des régimes pro-occidentaux. Fleuries ou colorées, ces révolutions surprennent par le soin que leurs leaders ont apporté au marketing politique les entourant et par l’insistance des media occidentaux à les relayer et à vouloir peser dans la balance.
Ces insurrections se sont appuyées sur des théories que Gene Sharp a élaborées et compilées dans un manuel intitulé De la dictature à la démocratie (From Dictatorship To Democracy), téléchargeable, dans 22 langues étrangement ciblées, sur le site officiel de l’organisation qu’il a co-fondée avec Robert Helvey, l’Albert Einstein Institution. L’institution est ainsi nommée en souvenir de l’admiration qu’Albert Einstein vouait aux méthodes non violentes mises au point par Ghandi. L’Albert Einstein Institution se consacre « à examiner le potentiel de la lutte non violente pour résoudre le problème permanent de la violence politique » (http://www.aeinstein.org/ ).
Oleh Kyriyenko, le leader de PORA, a évoqué ses liens – un peu plus qu’épistolaires – avec le théoricien de l’Albert Einstein Institution dans une interview accordée à Radio Netherlands :
« Le livre de Gene Sharp a été la Bible de PORA, il a été aussi utilisé par OTPOR ; il s’intitule De la dictature à la démocratie. Les activistes de PORA l’ont traduit eux-mêmes. Nous avons écrit à M. Sharp et à l’Albert Einstein Institution aux États-Unis, et M. Sharp a manifesté beaucoup de sympathie envers notre initiative et l’institution a fourni les fonds permettant d’imprimer 12000 copies de ce livre à distribuer gratuitement . »  (Radio Netherlands ).
On a vu M. Saakachvili une rose à la main exiger le départ de Chevarnadze. Quels sont ses liens personnels avec Gene Sharp ou avec George Soros ? Cette question mérite d’être examinée. Si des manœuvres ont été ourdies et s’ourdissent encore dans le but d’offrir la liberté, la sécurité et le bien-être à des gens qui ont jusqu’à présent vécu sous des régimes dictatoriaux ou contraignants, alors il faut donner les moyens aux chercheurs de répondre complètement la question.  Les Géorgiens sont-ils plus heureux sous Saakaschvili que sous Chevarnadze ? La révolution des roses est-elle un succès ? Il faut aussi répondre à cette question et ne pas tomber dans le discours angélique qui fait du président géorgien un innocent maladroit. Bombarder une ville n’est pas une maladresse. Combien cette prétendue maladresse a-t-elle fait de morts ? Les Russes disent 2000. A voir.


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