Retour sur la Géorgie par Bruno Adrie


Cet article a été publié initialement le 1er décembre 2008.
Depuis la fin août 2008, la Russie a unilatéralement reconnu l’Abkhazie et à l’Ossétie du sud comme des États indépendants (1). Cette manœuvre politique soutenue depuis l’intérieur des provinces séparatistes a permis à la Russie d’ancrer sa présence en Transcaucasie. Elle prévoit maintenant un renforcement de sa présence par l’installation de bases militaires (2).
Pour comprendre les raisons d’un tel acte, il est nécessaire de revenir sur le conflit récent et ses suites jusqu’à début octobre, sur l’histoire des relations entre la Géorgie et les deux provinces séparatistes depuis la chute de l’URSS. Puis il nous faudra interroger la géographie de la région. Il convient de travailler froidement et de ne pas prêter attention aux condamnations automatiques de l’UE, de l’OTAN et de leurs porte parole, ces news readers qui ressemblent plus à des hypnotiseurs de foire qu’à des pédagogues dévoués à l’éducation du public en matière de politique internationale.
Après une guerre de cinq jours (du 7 au 12 août 2008), la Russie et la Géorgie signèrent un accord de cessez-le-feu en 6 points, sous le regard bienveillant du président français qui occupait le poste de président de l’Union Européenne. La signature de cet accord ne mit pas fin à l’occupation d’une partie du territoire géorgien par les chars russes. Sourde aux menaces et aux exhortations d’un Occident qui prétendait incarner la sagesse, la Russie continua d’agir en toute impunité, fit sauter un train de pétrole près de Gori (3), un pont ferroviaire à Kaspi (4), força un barrage (5), déroba cinq véhicules blindés Hummer étasuniens dans le port de Poti (6) et sema la panique dans une région sillonnée de pipelines et de gazoducs reliant l’Est et l’Ouest (7).
Lors de leur rencontre du 8 septembre 2008, Dmitri Medvedev promit à Nicolas Sarkozy que la Russie allait se retirer de la zone de Poti-Senaki avant le 15 septembre et du territoire géorgien  pour le 10 octobre (9). Les deux promesses furent tenues et des observateurs occidentaux purent s’éparpiller, non armés, dans les zones tampons.

source de la carte: Le Monde.
Responsabilités
Dans quelques articles publiés cet été, nous avons beaucoup insisté sur les responsabilités occidentales et en particulier étasuniennes dans le déclenchement du conflit (9).
Les extensions successives de l’OTAN en 1999 et 2004, ont certainement répondu aux aspirations des peuples d’Europe de l’Est marqués par le joug russe pendant la guerre froide. Mais l’OTAN est-il mû par les aspirations des peuples ? La question est évidemment ridicule (10).
La carte ne mentionne pas les deux derniers membres, l’Albanie et la Croatie admises le 3 avril 2008, lors du sommet de Bucarest.
Ces extensions furent motivées par une exigence  géopolitique qu’on trouve cultivée outre-Atlantique depuis Mackinder (11) : les États-Unis  ont besoin de l’Eurasie et c’est pourquoi aucune puissance, même bienveillante, ne doit y surgir et menacer de porter atteinte à la suprématie (ou à la progression) étasunienne sur cet immense bloc continental.


Carte du Heartland de Mackinder (contours de 1904 et 1919).
La fin de la guerre froide n’a pas changé cette exigence qui ne lui doit rien et à qui elle la guerre froide doit presque tout. En effet, communiste ou pas communiste (12), la Russie n’a jamais été perçue outre Atlantique que dans la perspective d’un encerclement (la théorie des Rimlands de Spykman (13), la doctrine de l’endiguement de Kennan (14)) ou d’un découpage (Mackinder, Brzezinski) (15). Et surtout, quel que soit le scénario, elle doit être désarmée.

Le Rimland Intérieur de Spykman
Lors du dernier sommet de l’OTAN à Bucarest (2-4 avril 2008) Washington fit savoir qu’on examinerait avec beaucoup d’intérêt les candidatures à l’Alliance de l’Ukraine et de la Géorgie lors de la réunion des ministres des affaires étrangères de décembre prochain.
Or, cette promesse a été dès le début perçue comme une menace par Moscou qui a juré d’agir par tous les moyens pour empêcher toute nouvelle conquête diplomatique otanienne. Si l’OTAN veut emménager dans les territoires historiquement russes que sont l’Ukraine et la Transcaucasie, l’OTAN devra bien réfléchir à la portée de son acte.
Poutine a menacé l’Ukraine de démembrement. « Vladimir Poutine a laissé entendre de façon très claire que si l’Ukraine était tout de même admise à l’OTAN, cet état cesserait tout simplement d’exister. Il a, de fait, menacé la Crimée et l’Est de l’Ukraine d’adhésion par la Russie » (16). Cette menace pourrait être mise à exécution étant donnée la présence de 8 millions de russophones dans la partie orientale de l’Ukraine. Quant à la péninsule de Crimée avec le port de Sébastopol qui abrite la flotte russe de la mer Noire, elle pourrait se retrouver coupée du territoire ukrainien, elle aussi.
La présence de l’OTAN dans la zone mer Noire-Transcaucasie est un facteur de déstabilisation de la région. Quant à la guerre de cet été, rien ne prouve qu’elle ne résulte pas de la tentative otanienne (étasunienne) de tester la volonté et la capacité de réaction militaire des russes fasse à l’extension qui prétend s’annoncer. La présence de soldats étasuniens au moment des hostilités fut révélée par le quotidien Le Canard Enchaîné du 20 août (17). Bien sûr la nouvelle ne fut pas reprise par les autres journaux. Mais pour qui travaillent ces derniers ? À qui appartiennent-ils ?

Arbitrage russe en Abkhazie et en Ossétie : vers quelle solution ?

Dès la chute de l’URSS en 1991, l’État géorgien n’hésita pas à réagir militairement afin de maintenir dans son giron les deux provinces sécessionnistes.
Suite à des offensives menées contre leurs capitales, Soukhoum(i) et Tskhinvali, par le président Chevarnadze (qui succèda à Zviad Gamsakhourdia en 1992), la Russie profita de l’opportunité et s’imposa comme seul arbitre capable de maintenir la paix dans la région. Forte de ce rôle acquis au milieu du chaos, elle obligea la Géorgie à devenir membre de la CEI et à adhérer au Traité de Sécurité Collective en 1993. Profitant de sa position de force, elle soutira à son nouvel allié l’autorisation d’installer quatre bases sur son territoire (Vaziani, Batoumi, Akhalkalaki et Gudauta) et à assurer la sécurité de sa voie de chemin de fer (18), qu’on imagine vitale pour l’acheminement de matériel et de troupes à travers la Géorgie mais aussi vers le territoire de l’allié arménien (base de Guioumri).
Mais les vents changèrent de direction et, suite à la signature des accords d’Istanbul effectuée en 1999 dans le cadre de l’OSCE (19), l’armée russe abandonna la base de Vaziani dès 2001 (20), puis celles de Batumi et Akhalkalaki lors d’un processus qui mit du temps et s’acheva en  2007. Le sort de Gudauta située en Abkhazie est resté incertain ; les Russes prétendent l’avoir abandonnée dès 2001, mais les Géorgiens se montrent très réservés à ce sujet (21). Un comité de l’OTAN en visite dans la province en 2005 ne fut pas autorisé à visiter les lieux (22).
Après que la Russie se fut imposée comme arbitre dans le règlement du conflit sud-ossète en 1992, une  « Joint Control Commission » (JCC)  fut créée afin négocier une solution pour l’Ossétie du Sud.  Composée de quatre membres, La Russie, l’Ossétie du Nord (Russe), l’Ossétie du Sud (pro-russe) et la Géorgie, la JCC n’aboutit à aucun compromis : le président de facto de l’Ossétie du Sud, Eduard Kokoity a toujours refusé tout rattachement de son petit « pays » à l’autorité de Tbilissi.
Si on cherche à faire le bilan, on s’aperçoit que cette commission n’a eu pour but que de tergiverser, gagner du temps, attendre que surgisse l’opportunité d’une action décisive.  Ce qui s’est produit cet été. Mais la commission n’était déjà plus.
Quand on se penche sur les deux dernières décennies, on s’aperçoit que la Russie n’a jamais cessé d’intervenir, en prétendant défendre les citoyens russes vivant dans les provinces séparatistes et jouer les arbitres. Elle n’a pas manqué l’occasion  d’armer les ennemis de Tbilissi et de ce fait d’être elle aussi, comme l’OTAN, comme les Etats-Unis un facteur de déstabilisation dans la région.
Que font les Russes en Transcaucasie ?
Les médias occidentaux, qui aiment le drame et réfléchissent comme des réalisateurs de sitcoms, parlent d’états d’âme. Chez eux l’examen des faits est remplacé par des étalages de préjugés. Les Russes sont les vaincus de la Guerre Froide. Frustrés et à la limite de la mesquinerie, ils cherchent leur revanche et mentent systématiquement à leurs interlocuteurs. Moscou est la capitale du mensonge et de la mauvaise foi. Tel est le credo répété à coups de maillet audiovisuel dans les têtes d’enclumes des téléspectateurs occidentaux. Moscou, nouvelle Carthage, Moscou et sa punica fides, Moscou delenda est !
Chassons ces carillons en fer blanc de nos têtes et cherchons à résoudre l’équation de façon rationnelle.
L’année 2008
En janvier 2008, Mikheil Saakachvili fut réélu à la présidence avec 53,47% des voix (contre 85,6% des voix en janvier 2004). Même s’il s’en sortait bien (le Parlement Européen parle d’un « plébiscite »), il avait tout de même perdu la confiance d’une partie importante de la population. La flamme générée par la très publicitaire « révolution des roses » (ce coup fomenté depuis l’Albert Einstein Institute et autres organisations du type National Endowment for Democracy, international Republican Institute ou National Democratic Institute) s’était depuis longtemps éteinte (24).
À peine réélu, M. Saakachvili reçut les félicitations de M. Lavrov, le Ministre Russe des Affaires Étrangères à qui il fit connaître son souhait de rencontrer le président Poutine afin de travailler à réconcilier la Russie et la Géorgie. En visite en Russie le 21 février (25), il réitéra son souhait de faire table rase du passé et de partir sur de nouvelles bases. Le président Poutine lui signifia clairement que toute amélioration ne pourrait passer que par le retrait de la candidature de la Géorgie à l’OTAN. Saakachvili lui répondit que ce n’était pas possible. N’avait-t-il pas été élu sur la double promesse de mettre un terme aux séparatismes et de faire de son pays un membre de l’Alliance ?
Le 5 mars marqua le début des hostilités diplomatiques. Conscient du fait que la Joint Control Commission était un leurre destiné à faire durer le séparatisme sud-ossète, Saakachvili en retira la Géorgie (26).
Le lendemain 6 mars, le président Poutine levait unilatéralement les sanctions que les pays de la CEI avaient fait peser sur l’Abkhazie depuis 1996, interdisant tout commerce ou coopération militaire entre eux et la province sécessionniste (27). Un transfert d’armes et de troupes s’ensuivit qui n’échappa pas à l’œil scrutateur de l’Union Européenne (28).
En visite à Washington dans le courant du mois de mars, Mikheil Saakachvili insista sur l’inéluctabilité de l’entrée de la Géorgie dans l’OTAN et fit même quelques plaisanteries sur la capacité de réaction des Russes.
La tension monta encore entre les deux voisins lorsque le 16 avril, le président Poutine – qui s’apprêtait à passer la main à Medvedev début mai (29) – faisait savoir par un décret que la Russie entretiendrait désormais avec l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud les mêmes rapports qu’avec les autres membres de la CEI. Les deux provinces étaient sur la voie d’une reconnaissance par Moscou de leur existence comme États indépendants.
Le 20  avril, un drone de reconnaissance géorgien était abattu par un avion russe au-dessus de l’Abkhazie. (30)
Le 30 mai, les Russes entreprenaient de rénover la voie de chemin de fer qui relie Soukhoumi à Ochamchira. Les travaux se termineraient le 30 juillet, peu de temps avant la guerre (31). Ces travaux tombaient à pic : « en 2002, la ligne de chemin de fer qui relie Sotchi à Soukhoumi [avait été] rouverte en dépit des protestations de Tbilissi (32). »
Le Parlement Européen, dans un acte du 5 juin (33), s’émut de cette montée des tensions, fit l’inventaire de ces faits, et rappela que Moscou avait aussi fait distribuer des passeports russes gratuits dans les deux provinces, tout en soumettant les géorgiens à un régime – condamnable – de visa dans leurs relations avec la Russie. Dans son papier qui frôlait l’exhaustivité, le Parlement Européen oublia tout de même deux choses importantes :
Il ne fit pas référence aux manœuvres de l’armée géorgienne (34), prévues pour juillet  à Poti et à Vaziani en collaboration avec les forces américaines.
Il ne souligna pas non plus que les Russes avaient installé une station relais pour leurs chars à Java entre le tunnel de Roki (qui relie l’Ossétie du Nord à l’Ossétie du Sud) et la capitale Tskhinvali (35). Il omit de signaler qu’ils allaient se lancer, en juillet aussi, dans des manœuvres de grande envergure, reflet ciscaucasien de celles que les étasuniens avaient projetées en Transcaucasie.

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